Conference:

Scientific Workshop  ” What happened in southern Romania and Black sea when the Mediterranean Sea desiccated 5.6 Ma ago”, Bucarest, Romania, 29 February – 1 March 2008, Abstract volume, Pages 6-8.

Authors:

Georges Clauzon, Speranta-Maria Popescu, Jean-Pierre Suc.

 

Abstract:

Tant du point de vue chronologique (0,2 Ma contre 4 Ma), que du point de vue géodynamique, le terme de « crise de salinité messinienne », dans l’usage ordinaire qui en est fait, ne couvre qu’en partie les événements géodynamiques qui ont marqué l’ensemble du domaine méditerranéen à la fin du Néogène. D’une manière plus adéquate et judicieuse, ils ont été désignés « Messinian Events in the Mediterranean » (Drooger, 1973). En effet, l’intitulé courant qui vient d’être rappelé  reste marqué par les circonstances de la découverte du phénomène (campagne Leg XIII du Glomar Challenger, 1970)  dont il ne retient (à l’instar des contemporains) que son côté totalement inopiné et spectaculaire : la découverte d’un monstrueux gisement d’évaporites sous les plaines abyssales méditerranéennes à la suite de l’occlusion du bassin et de l’effondrement consécutif de son niveau de base, devenu endoréique. Le dépôt des évaporites messiniennes n’a, en fait, occupé qu’un court laps de temps (de l’ordre de 200.000 ans) correspondant au stade de bas niveau spécifique de l’eustatisme endoréique méditerranéen. Du point de vue géodynamique, étant donnée l’énergie de relief négative créée lors de ce court low stand, ses effets furent terriblement destructeurs : en l’occurrence le creusement de  la surface d’érosion messinienne. Malgré tout, il faut garder en mémoire que le stade de haut niveau qui lui fait suite fut d’une toute autre durée et que c’est à lui qu’il faut imputer l’essentiel de l’inhumation du relief négatif créé lors de la crise de salinité messinienne. Ces préalables étant rappelés, il est nécessaire de préciser que la crise possède deux sortes de signatures : l’une offshore, de nature sédimentaire chimique, les fameuses évaporites messiniennes ; l’autre onshoreet de nature essentiellement érosive, la non moins fameuse « surface d’érosion messinienne » avec sa morphologie extrême, au droit des fleuves: les canyons messiniens. C’est l’objet même de cette présentation : déterminer quelle réponse les deux plus grands fleuves européens ont pu fournir à l’impulsion eustatique d’un niveau de base méditerranéen fluctuant, conséquence de son autarcie sous climat aride ?

    1. Le Rhône témoin occidental et méditerranéen de la crise.

Il s’agit d’une construction morpho-sédimentaire exemplaire grâce à son incomparable richesse en données géologiques tant superficielles que souterraines dues aux innombrables travaux que ce couloir possède à son actif. S’ajoute à cela un bassin versant de grande extension (plus de 100.000 km2) qui dissimule sous son remblaiement plio-quaternaireun fantastique canyon messinien de plusieurs centaines de kilomètres (au moins 600) de long et de plus de 1000 mètres de profondeur à l’aval.  L’ensemble de ces données contribue à en faire le meilleur enregistreur de la crise messinienne au sein de l’hinterlandeuropéen ce qui incite à l’ériger en une sorte d’incarnation ou de «stratotype»  de la signature continentale de la crise. La réponse du fleuve aux variations eustatiques du niveau de base méditerranéen s’est opérée en plusieurs temps successifs, correspondant à des conditionnements environnementaux très contrastés. Tout débute vers 5,6 Ma, par la phase d’incision du canyon évoquée précédemment. C’est l’effondrement du niveau de base endoréique méditerranéen qui déclenche la propagation d’une vague d’érosion régressive laquelle parviendra jusqu’au cœur des Alpes suisses. Il en est résulté la création d’un « relief négatif » à physiographie fluviatile, très en contre-bas (au moins 1500 mètres, à l’aval) par rapport à l’Atlantique limitrophe. Virtuellement, ce relief en creux conditionne par anticipation le façonnement d’un espace disponible inusité lorsqu’interviendra, au Pliocène (id. après la crise s.s.) la remise en eau du bassin. Cette submersion (le « déluge Zancléen » : Benson and Rakic-El Bied, 1991) intervient à l’extrême base du Pliocène à 5,3 Ma (étage Zancléen) qu’elle caractérise. Il s’agit donc d’un événement post-crise (s.s.) mais consécutif à cette dernière dont il constitue un impact différé. La submersion est brutale ; elle métamorphose les reliefs fluviatiles en creux et singulièrement les canyons en rias. Ipso facto une accommodation sous-aquatique hors normes est ainsi créée. La physiographie de ces rias – héritée de l’arborescence fluviatile antérieure – se trouve ainsi compartimentée. Au débouché des canyons, à l’extrême amont des rias, refoulées très loin dans l’hinterland, l’apport fluviatile des rivières subit un piégeage sur place. Cette singulière dynamique de blocage sédimentaire donne lieu à des constructions sédimentaires amphibies tout à fait originales : les Gilbert deltas (Gilbert, 1885). A cet égard, on observe que, sur toute l’étendue du domaine circum-méditerranéen, tous les tributaires du bassin recèlent ce type de structure de comblement. Un Gilbert delta est une structure amphibie avec une base sous-aquatique surmontée par un prisme continental de type torrentiel, les deux unités étant séparées par la transition marin/continental, par définition horizontale. Un tel appareil est encadré mais également recèle de précieux niveaux repères qui permettent d’appréhender toute l’évolution géodynamique aussi bien synchrone de la structure qu’antérieure à celle-ci mais également postérieure. Il s’agit :

– de la surface d’abandon pré-évaporitique,

– de la surface d’érosion messinienne,

 – de la transition marin/continentaleinterne à l’appareil,

– de la surface d’abandon pliocènequi couronne le prisme continental du Gilbert delta.

A l’exception de la transition marin/continental issue de la migration longitudinale de l’appareil et, par définition, d’âge hétérochrone, tous les autres repères stratigraphiques sont des surfaces isochrones. S’ajoute à ces données spécifiques, une autre caractéristique qui a des incidences géodynamiques inattendues, désignée sous le terme d’épigénie d’aggradation. Le prisme continental de l’appareil qui enregistre une progradation frontale longitudinale, subit simultanément une aggradation verticale qui se traduit par un exhaussement retrogradant de son toit. Cette dynamique va lui permettre un comportement inhabituel : la possibilité de surmonter et de franchir les interfluves de la physiographie compartimentée de la ria. A partir de là, le fleuve libéré de toute contrainte de relief encadrant va pouvoir migrer librement sur sa surface d’abandon et, à la faveur du creusement quaternaire inciser un néo-canyon totalement indépendant du canyon messinien où le fleuve s’était un temps laissé emprisonner. Le Rhône possède à son actif chacun de ces épisodes inusités ce qui permet une restitution détaillée de son évolution géodynamique tout au long de la crise de salinité messinienne sensu lato.

        2. Le Danube : témoin oriental dacique de la crise.

L’assimilation du Danube au Rhône achoppe toutefois sur un point capital : l’un et l’autre ne sont pas tributaires du même niveau de base (le bassin de Méditerranée occidentale pour le Rhône, le bassin Dacique pour le Danube) et, par ailleurs, ceux-ci étaient indépendants lors de la crise de salinité. Il est acquis classiquement que cette configuration paléogéographique (l’individualisation autarcique de la Paratéthys), issue de la mise en place de l’orogène alpin, remonte au Badénien. Depuis, cet océan autonome a évolué en autarcie attestée par ses cortèges de faunes endémiques (dites du « lac-mer » Gignoux, 1950) dont les corrélations avec les marqueurs de mers ouvertes sont toujours restées incertaines. Toutefois, au cours des deux dernières décennies, de nouvelles données – reposant sur l’utilisation de microorganismes et de nannoflores – ont permis de mettre en évidence  – aussi bien avant qu’après la crise – des échanges croisés à haut niveau marin entre ces deux mers sous forme de flux épisodiques : de ce fait, le postulat traditionnel d’un bassin dacique totalement isolé s’est trouvé invalidé. De surcroît, dans une autre perspective très récente tout à fait convergente, la découverte des coupes de Beceni vient de confirmer de manière péremptoire cette déduction. En effet, ce site roumain possède une formation évaporitique en tous points similaire aux séquences re référence de Sicile, aussi bien dans leur faciès que dans leur disposition stratigraphique et séquentielle. S’ajoute à cela la présence, dans  les coupes daciques, des microfaunes siciliennes. Enfin, pour clore l’assimilation, on trouve – emboîtée en contre-bas de cette section et superposée à la discordance de ravinement messinienne – l’équivalent chronostratigraphique de la séquence zancléenne d’Eraclea Minoa. Au total, si l’on fait abstraction des différences d’épaisseur des couches de gypses (métriques à l’Ouest et centimétriques à l’Est) et des modalités paléogéographiques propres au site de Beceni, on peut affirmer que le bassin Dacique a subi le même scenario de crise que la série-type de Sicile. En complément et toujours récemment, une investigation géodynamique qui avait pour objet une étude comparée du Rhône et du Danube lors de cette période encore énigmatique a fourni à cet égard, des informations cruciales. Il s’agit de la découverte, au débouché dacique du défilé des Portes de Fer, d’un gigantesque Gilbert delta (dit de Turnu Severin). Grâce aux foraminifères ainsi qu’aux nannoflores livrés par ses bottomset beds, son âge zancléen basal est attesté. Enfin, à l’instar du dispositif rhodanien déjà évoqué, ce Gilbert delta est sus-jacent à la surface d’érosion messinienne (détectée sous les implantations du barrage Portes de Fer n°1, et observable latéralement,  à l’aval de l’ouvrage). On retrouve ainsi – avec les mêmes modalités et les mêmes repères géodynamiques – toutes les caractéristiques du modèle rhodanien évoqué précédemment. On en déduit que l’un comme l’autre résultent de la même impulsion géodynamique. En dépit de tous ces témoignages de convergence voire d’identité, une anomalie offshore subsiste pour le Danube. Avec son débit actuel de 6300 m3/sec, celui-ci devance largement le Rhône (moins de 2000 m3/sec) aussi bien que le Nil (2500 m3/sec) mais, paradoxalement, alors que ces derniers possèdent des canyons offshorede 1500 m (le Rhône) voire plus, 1900 m pour le Nil, celui du Danube n’excède pas 500 m. L’insuffisance de cette incision pourrait donner à croire que le bassin Dacique n’aurait subi qu’un assèchement partiel. Mais une telle déduction est infirmée par les profils sismiques similaires des autres tributaires de la mer Noire à travers ses différentes marges. Ils détectent ces canyons offshorejusqu’aux plaines abyssales. On se trouve ainsi en présence d’une inextricable contradiction : le Danube attestant une dessiccation très relative tandis que les autres fleuves euxiniques témoigneraient d’un assèchement intégral, de type méditerranéen. Comment surmonter ces inconciliables divergences ? En l’absence d’alternative, on retiendra la proposition de H. Gillet (2004) qui en fait un « bassin perché ». Il aurait évité le colmatage occasionné inéluctablement par l’apport sédimentaire continu du fleuve grâce à l’accommodation entretenue par la  subsidence enregistrée par ce bassin de l’avant-pays carpathique.

Conclusions.

A partir de témoignages probants aussi bien onshorequ’offshoredes bassins méditerranéen et de mer Noire, il paraît acquis qu’ils ont subi – simultanément mais indépendamment – le même épisode de dessiccation complète avec ses effets induits : les canyons. On doit pourtant s’interroger sur une problématique paléogéographique restée ouverte : comment ces bassins (et leurs hinterlands) implantés à des latitudes différentes et dans des contextes géographiques (morphologie et climat) disparates ont-ils pu parvenir au même résultat final ? Si, pour l’heure, l’énigme subsiste, le constat demeure : les données sollicitées prouvent – dès lors qu’elles impliquent la plus grande partie de la Paratéthys – qu’on doit désormais considérer l’espace terrestre affecté par la crise de salinité (s.l.) comme deux fois plus étendu qu’il n’était jusqu’ici crédité, dans une optique restrictivement méditerranéenne. Concrètement il s’agit d’une emprise de l’écorce terrestre qui se déploie depuis le lac Victoria, sous l’Equateur, jusqu’aux sources du Don, près de Moscou sur près de 60° de latitude Nord. Il s’agit donc de rien moins que d’un fragment de la zone boréale couvrant les 2/3 de l’hémisphère Nord.